Accueil » Entretien avec le groupe Gato Gótico | Retour aux sources
Entretien avec le groupe Gato Gótico | Retour aux sources
- Entretien réalisé par Mohamed ZIANE-KHODJA
- Assisté à la traduction de l’espagnol au français par Mme Tassadit YACINE
- Le Jeune Indépendant, semaine du 18 au 24 août 1992.
Le groupe canarien de Jazz fusion Gato Gótico. Mariano Luis, José Juan López, Achosmam Araya, Roberto Cabrera et Olga Luis Rivero.
Lors des 4ͤ Poésiades de Béjaïa, le groupe Gato Gótico nous a donné magiquement la main en jouant à dessein quelques airs folkloriques. Tout feu tout flamme, on s’est mis à danser dans tous les sens, à l’acclamer… Zahir Benbara, un comédien, qui a la jambe plâtrée, et ne pouvant résister au désir ardent de valser, jeta ses béquilles pour s’en donner à coeur joie. C’est le délire. C’est aussi la voix du sang. Une berceuse « Arroro », c’est la nôtre, « Aghoud »… Achosman Araya, Roberto Cabrera, Mariano Luis, Olga Luis Rivero et José Juan López, ont bien voulu répondre au Jeune Indépendant. Écoutons.
LE JEUNE INDÉPENDANT : Qui est Gato Gótico ?
ROBERTO CABRERA : Nous sommes un groupe canarien.Nos débuts remontent à dix ans, et même plus si l’on tient compte de certains musiciens; on joue du Jazz. Mais, ce que nous appelons, nous, le « Jazz fusion ». Ce n’est pas le Jazz sous sa forme authentique, si vous voulez. Nous le travaillons avec d’autres éléments. Nous travaillons aussi sur le folklore ancien des Îles Canaries.
LE J. I. : Avec quels instruments vous servez-vous ?
R. C. : Nous utilisons les instruments classiques du Jazz. C’est-à-dire, la batterie, la basse, le saxophone, les intruments à cordes, la flûte, la trompette. Nous avons essayé, ces derniers temps, de nous fonder sur la percussion d’ici (algérienne). Comme, par exemple, le « bendir ». Avec notre passage, nous allons encore prendre d’autres instruments que nous essayerons d’intégrer… On essaie de s’en inspirer.
LE J. I. : Si vous nous parliez un peu de la musique canarienne ?
R. C. : C’est à l’image de notre société. Notre musique est dominée parce que notre société est aussi dominée. Elle est dominée, bien entendu, par ce qu’on appelle le cosmopolitisme international. La société canarienne compte les Canariens, bien sûr, mais aussi beaucoup d’autres communautés européennes qui imposent leur façon de voir, et donc leur musique. Ces dernières années, il y a une influence anglo-saxonne, comme on le sait, qui existe de par le monde, et qui existe aussi aux Canaries.
LE J. I. : Vous vous appelez aussi le groupe « Nómada » ?
R. C. : « Nómada » ou « Numide », il ya, bien entendu, un jeu de mots en espagnol qui n’existe pas chez vous. D’abord, le mot « Numide » tout seul, c’est un hommage aux groupes berbères de façon générale. C’est historiquement fondé. Maintenant, « Nómada », en espagnol, veut dire « Nomade ». Donc, si vous voulez, un jeu de mots sur la mobilité. Les choses, les idées, et les hommes non plus, ne sont pas fixes. Même dans la vie quotidienne, il y a une espèce de mobilité, donc une espèce de retour au nomadisme qui existait dans toute notre société. De façons plus précise encore, c’est une manière de dire que nous-mêmes sommes des nomades, dans le sens d’étrangers à notre propre terre. Les Canariens étaient amenés à quitter leur pays, à émigrer en Amérique, et même en Algérie, à la fin du siècle dernier. Et quand ils se retrouvent à l’intérieur, ils sont aussi dominés par l’extérieur. C’est un peu la situation du « nomade marginalisé ».
LE J. I. : Vous venez de vous produire en salle, à l’occasion des 4ͤ Poésiades de Béjaïa. Est-ce votre premier spectacle en Algérie ?
R. C. : C’est notre première manifestation. Mais, nous devons préciser que ce n’est pas une opération lucrative. Nous sommes venus uniquement pour faire une petite démonstration, un geste d’amitié… Aussi, nous n’avons pas tous nos instruments, c’est juste pour dire que nous sommes là. C’est la première fois que nous venons dans ce que nous appelons le « continent africain ». Ce n’est pas seulement l’Algérie, le Maroc… Mais l’Afrique entière qui représente beaucoup pour nous. Surtout que notre territoire est seulement à 100 km. Donc, c’est ce pas symbolique qui compte. Être ici, pouvoir échanger avec les gens avec très peu de moyens… C’est le contact humain qui est très important. On a déjà joué à Tigzirt, en famille. Le faire à Béjaïa, en raison des journées de poésie, c’est encore quelque chose de très grandiose. Nous venons de participer. Être ici, c’est une façon de nous sentir en accord parfait avec le peuple berbère dont on est issu.
LE J. I. : Comment trouvez-vous le public algérien ?
R. C. : Nous très touchés par l’accueil. C’est un public qui reçoit très bien. Nous avons joué une espèce de valse qui est typique des Îles, et les gens ont réagi comme si c’était la leur. Donc, comme si on était encore aux Canaries. Ce qu’on trouve aussi de plus important c’est, en dehors du public, ceux qui viennent écouter la musique, dans la rue. Depuis que nous sommes ici, nous retrouvons des visages. Personnellement, j’ai vu quelqu’un qui ressemble à un frère jumeau. Tassadit Yacine ressemble à une tante ou à une mère… Si vous voulez, ce sont des visages qui nous sont totalement familiers. Il n’y a aucune différence, sinon la langue. En plus, il nous arrive de discuter avec des gens pendant des heures, chacun dans sa langue, et on se comprend.
LE J. I. : Et Béjaïa ?
R. C. : Par rapport à ce que nous avons vu en cours de route, d’Oran à Tigzirt, parce que nous sommes venus en voiture, nous avons été frappés par Béjaïa qui est une ville portuaire, ouverte, cosmopolite et accueillante. À Tigzirt, c’était bien aussi, mais plutôt petit… Côté accueil, il était lui aussi familial… Mais ici, on a vraiment l’impression d’être dans une ville comme dans les Îles.
LE J. I. : Comptez-vous y revenir, une autre fois ?
R. C. : Non seulement nous comptons y revenir, mais il faudrait qu’on revienne avec d’autres Canariens pour qu’ils voient eux-mêmes cette réalité. Ici, ce n’est pas seulement des amis… mais des frères jumeaux. Vous, par exemple, vous nous rappelez quelqu’un de chez nous. Il faut que les autres fassent la même expérience… En dehors de ce qui est visible, de ce qui est clair, nous avons réalisé quelque chose de magique. C’est un bain magique. Nous sommes arrivés à réaliser quelque chose que nous n’aurions jamais cru possible.
LE J. I. : Avez-vous une appréciation sur la musique algérienne ?
R. C. : La musique traditionnelle, pour nous, c’est quelque chose d’émotionnel, d’affectif. Nous venons retrouver là nos racines… C’est quelque chose de très important que nous avons vécu avec une instrumentation, peut-être réduite, mais plutôt de l’ordre de l’affectif, de la magie, de la vibration même. Quant à l’aspect moderne, c’est ce qui se passe en Afrique. C’est un peu comme chez nous, il y a le Nord et le Sud. Il y a une différence de couleur, de peau, peut-être de culture… Mais ces distances ne sont qu’artificielles. En réalité, on peut les casser. Entre nous, ce qui se passe chez nous se passe aussi en Afrique. C’est-à-dire que la musique moderne se sert de ce fond traditionnel, avec tout un jeu d’instrumentation universelle. Et c’est cette fusion, cette osmose entre ce fond culturel et cette universalité, à laquelle nous tendons, qui nous intéresse. Finalement, nous sommes très contents que cette musique algérienne, très riche, puisse ressembler à la musique africaine. Nous y tenons beaucoup, sinon on tourne le dos à l’Afrique.
LE J. I. : Le dernier mot ?
R. C. : Nous sommes contents d’être venus en Algérie, d’autant plus que c’était un voyage tout à fait improvisé. Disons que c’est une initiative plutôt personnelle, après avoir rencontré Mme Tassadit Yacine aux Canaries. Venir en Algérie signifiait voir ce pays d’Indépendance, etc. Mais, plus loin que cela, c’était quand même retrouver le « continent africain », cette « terre mère ». Et pour nous, nous ne sommes séparés du « continent » qu’artificiellement et politiquement. Nous devons essayer de fusionner, de retrouver un terrain d’entente avec cette culture à la fois maghrébine, méditerranéenne et africaine, en retrouvant des éléments de base qui ne soient pas des artifices. C’est ce qui nous a motivé profondément. C’est finalement un rêve magique qui a pris corps et sens. Nous avons été touchés par le fait que les Algériens étaient une espèce de doubles d’eux-mêmes, physiquement et intellectuellement. Nous souhaitons que ces contacts se reproduisent de façon plus intense, beaucoup plus large.
M. Z.-K.
Texte paru dans Le Jeune Indépendant, hebdomadaire (maintenant quotidien) national d’information –Algérie, semaine du 18 au 24 août 1992.