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Tassadit Yacine à L’Événement : « Je n’ai pas voulu créer des problèmes à Aït-Menguellet »
- Entretien réalisé par Mohamed ZIANE-KHODJA
- L’ÉVÉNEMENT, semaine du 26 décembre 1993 au 1er janvier 1994.
Tassadit Yacine, anthropologue et spécialiste du monde « amazigh » [berbère].
Oui, un poète ne meurt jamais vraiment. Et avec lui échappe toute une conscience collective, et enfouie, de son peuple à la terrible patine des temps. Un poète, c’est aussi quelqu’un qui ne veut rien rater de son époque. Dès lors, il semble être né à dessein pour guider le destin des générations, voire de l’humanité. Aussi, la poésie nous embarque loin, très loin même. Elle n’a pas de nationalité. Elle est sauvageonne, n’obtempère pas aux institutions, à la domestication. Elle fustige tous les establishments. Encore faut-il comprendre pourquoi les poètes sont décriés véhémentement, jusqu’à être étiquetés comme suppôts de tous les diables, par tous les Empires. Et quand Tassadit Yacine, puisque c’est d’elle qu’il s’agit aujourd’hui, nous déclare tout de go n’avoir pas pu percer à fond les mystères d’un Lounis Aït-Menguellet, cela nous invite tout uniment à appréhender ou croire en un « univers ouvert » du poète.
L’ÉVÉNEMENT : On ne cessera de vous demander, à chaque fois, de nous parler encore de vous.
TASSADIT YACINE : Oui, je crois, comme toute personne qui commence à paraître sur la scène publique… On connaît les gens par, si vous voulez, la lunette par laquelle ils voudraient que l’on soit vu. Donc, c’est tout à fait normal que l’on ne me connaisse pas bien. D’ailleurs, je dirais : tant mieux ! Il y a toute une partie, peut-être, de moi-même que je ne voudrais pas divulguer, parce qu’elle m’appartient. Et là, par exemple, puisqu’on parlait à l’instant des Canariens, je pense que les gens ne savent pas ce que représente finalement un autre aspect de la recherche qui compte pour moi. Laquelle recherche qui n’est pas seulement un laboratoire, une pensée à l’état isolé… Elle est aussi existentielle. C’est-à-dire, qu’en essayant de faire cadrer, de faire correspondre, disons, un besoin intellectuel avec un besoin vital à travers les Canariens en Algérie. J’estime avoir réussi à faire sentir ce qui est pour moi la recherche. Elle est inhérente à la vie…
L’ÉV. : Vous avez répondu à l’invitation des 4ͤ Poésiades de Béjaïa. Comment trouvez-vous les jeunes poètes ?
T. Y. : Écoutez, pour dire la vérité, je n’ai pas tout suivi, puisqu’il y a les activités annexes. Sinon, je crois avoir consacré à l’écoute surtout de la poésie berbère. Parce que c’est celle-ci finalement qui m’attire le plus. C’est cette expression-là qui a été le plus longtemps réprimée. Et j’avoue être très contente qu’il y ait une expression berbère très diversifiée, de qualité. D’autant plus, encore une fois, qu’elle est existentielle (qu’elle n’est pas seulement création à l’état isolé). D’autre part, il y a effectivement des jeunes plumes qui créent dans la douleur (allusion faite à la situation actuelle que traverse le pays), pour disons donner une vie à leur société. Et Dieu sait combien on a besoin de poésie. Mais il y a aussi ceux qui travaillent sur la poésie. Ceux-là ont encore beaucoup plus de mérite, parce qu’il n’y a pas de travail plus ingrat que d’aller s’échiner sur l’œuvre de quelqu’un d’autre. Ces jeunes collectent des poèmes épars de poètes qui auraient pu passer inaperçus, ou qui seraient carrément relégués aux oubliettes. Cela m’a vraiment touchée… Par exemple, à l’image de ces jeunes de Tazmalt qui recueillent des poèmes de Mohand-Saïd Oumlikèche, de Feraoun, ceux de L’Vachir Amellah, que sais-je encore. Je pense que c’est une initiative tout à fait louable et à encourager…
L’ÉV. : En tant que chercheur, justement, pourriez-vous nous parler de la poésie berbère ? Peut-être même de son évolution à travers les âges…
T. Y. : À travers les âges, c’est un peu difficile en quelques phrases. En tout cas, quand je compare ce qui a été réalisé, par exemple, du siècle dernier à nos jours, notamment par Boulifa (puisque c’est le premier recueil autochtone à être réalisé), il en résulte une très nette évolution. Je peux même vous dire que ce qui a été « tissé » durant cette dernière décennie équivaut à ce qui a été fait du XIXe siècle jusqu’aux années 50 ou même 60… Du reste, on n’a qu’à apprécier l’engouement de ces jeunes pour leur littérature, pour se rendre compte finalement de notre espérance qui demeure entière. Personnellement, quand je vois ce que j’ai pu faire dans des situations extrêmement difficiles, je suis franchement très optimiste. Je sais qu’avec de la volonté, avec une foi, on arrive quand même. Mais seulement, si on devait procéder par analogie, c’est-à-dire comparer les possibilités accordées à nos littératures d’expression française ou arabe, il est évident que nous restons les parents pauvres. Il y a une création, une possibilité de recherche, mais il n’y a pas les moyens pour mettre cette recherche ou cette littérature à la disposition du public. Donc, sur ce point, je reste non pas sceptique, mais j’attends de voir clair. En définitive, ce qui me fait plaisir, c’est que les détenteurs de cette culture ne baissent pas bras.
L’ÉV. : En outre, les difficultés de passage de l’oral à l’écrit ne constituent-elles pas, en quelque sorte, un frein pour le développement de cette même poésie ?
T. Y. : Cela dépend, bien évidemment, de ce que l’on entend par « l’oral » et « l’écrit ». Il n’est pas question de substituer la littérature écrite à la littérature orale et vivante. Il faudrait que les femmes, que les hommes, que les jeunes (n’ayant jamais été à l’école), qui créent dans cette langue, puissent vivre les canaux traditionnels d’émission. Sinon, il existe effectivement un autre domaine qui est le passage à l’écrit. Notamment dans le domaine de l’édition. Là, oui ! se pose un problème pour les poètes lettrés. J’entends ceux qui ont été soit à l’école coloniale, soit à l’école nationale et qui seront forcément imprégnés de la culture savante, dans laquelle ils ont puisé leurs études. Il va, donc, y avoir une période de mutation. Et je pense qu’on pourra tirer les conclusions de cette situation qui est transitoire, passagère, après quelques expériences.
L’ÉV. : Maintenant, si on revenait à un autre volet : la traduction. Sur quel principe avez-vous pensé traduire Aït-Menguellet ?
T. Y. : Là aussi, c’est un problème qui s’est posé plusieurs fois. Et j’aimerais seulement dire ceci : je m’inscris dans un secteur qui est le mien, que je fais de la recherche. C’est une recherche qui peut servir le grand public, mais elle n’est pas entièrement au grand public. On peut évidemment faire une traduction très proche du texte, c’est-à-dire du mot à mot. Et dans ce cas-là, nous avons un texte plat, qui ne veut parfois rien dire. Disons qu’il y a des répétitions qui passent dans notre langue, mais qui ne passent pas dans la langue française. Je crois que c’est un problème général de traduction : « un traducteur est trahi. » Mais, il faut ajouter à cela qu’il est difficile de passer d’une langue orale à une langue écrite. Il est extrêmement délicat de passer d’une langue orale berbère, non latine, au français qui est quand même une langue dérivée du latin, et qui a une très ancienne tradition écrite. Donc, la poésie obéit à des canons. Quand je traduis le français, je m’insinue dans cette même langue. En conséquence, j’ai un lectorat français, un lectorat universel qui se fonde sur la traduction. Alors, ce sont les idées (la pensée) d’Aït-Menguellet qui m’intéressent. Maintenant, le mot à mot, n’importe qui le ferait… L’adaptation, c’est encore autre chose. Comme Aït-Menguellet s’est inspiré de Machiavel pour faire Ammi, il s’est inspiré, mais ce n’est pas une traduction. Qu’on s’entende bien, il a lu quelque chose et s’est dit : « Comment je vais le dire en kabyle ? » C’est ce que fait Muh Uhya qui ne traduit pas, mais qui adapte. Il lit le Malade imaginaire, et il essaye de l’insérer dans la société kabyle, de lui donner une pensée et une âme kabyles. Je me répète, vous avez la traduction littéraire (mot à mot), puis la traduction semi-littéraire. On s’inspire de l’idée, mais on la rend dans une langue et une expression qui correspondent à l’esprit de la langue dans laquelle on traduit. Et vous avez, bien entendu, l’adaptation qui est loin du texte, mais la source est la même. Et sur cela, il faut faire très attention qu’il y a une logique graphique (de l’écrit) qui est distincte de la logique de l’oral. Notre logique de l’oral à nous, qui est celle du berbère, il faut savoir une chose : il y a une espèce de jeu (« ruse ») qui consiste toujours à dire les choses sans les dire. En fait, c’est l’une des qualités qui font que la langue berbère a toujours existé. Ce n’est pas facile de saisir la langue et de saisir la société. D’ailleurs, dans les jeux, dans les joutes oratoires, dans la djemaâ, on parlait par allégorie. Si on prenait, par exemple, Cheikh Mohand (« si tu n’as pas compris, tant pis »)… Aït-Menguellet, lui, refuse parfois de donner le sens clair. Il dit : « Moi, je le dis, comprenne qui le veut, comme il veut. »
L’ÉV. : Ces derniers temps, justement, ne tendrait-il pas à rompre avec l’ésotérisme ?
T. Y. : Sans doute, puisqu’on lui a fait la remarque ou qu’il y avait de la spéculation sur ses textes… Maintenant, en français, je sens l’idée, ce qu’il a envie d’exprimer, et j’essaye de le reproduire le plus fidèlement possible, de ne pas faire de contresens. Et cet ésotérisme disparaissant, la musicalité disparaissant (dans un poème, il y a quand même tout un côté chanté), vous avez aussi la rythmique (le côté syllabique des vers), donc le tout qui disparaît… Alors, bien entendu, quand le lectorat kabyle écoute la poésie chantée ou écrite en français d’Aït-Menguellet, je comprends qu’il y ait un décalage. Mais, à la limite, mon objectif est de révéler Aït-Menguellet aux non Kabyles algériens, disons au monde entier. C’est un peu sortir du folklore à la littérature. Maintenant, on peut travailler, reprendre les traductions. Il y a toute une étude littéraire poussée. Il y aurait une étude psychanalytique, une étude sociolinguistique à faire… Je suis tout à fait consciente de tout cela.
L’ÉV. : Avec un peu de recul, vous estimez-vous satisfaite du travail ?
T. Y. : Encore une fois, pour l’objectif que je m’étais fixé à l’époque, même par rapport aux travaux qu’avait réalisés Mammeri –et que j’avais réalisés moi-même-, c’était réaffirmer que la culture berbère est vivante, récente, qu’elle est le fait de jeunes, et partant, elle est dynamique. Pour moi, la culture berbère n’est pas dans les musées, dans l’archéologie, dans le folklore, et non plus dans les poèmes du XVIe ou XVIIe siècle. Elle est actuelle. Frustration ? Oui ! parce que je suis extrêmement sollicitée et j’ai envie de faire découvrir d’autres auteurs. Surtout que je n’ai pas le temps de travailler en profondeur sur Aït-Menguellet qui reste, pour moi, encore quelqu’un absolument à découvrir. Assez frustrée, je dois le dire, car c’est difficile de travailler sur un poète vivant. Je ne peux pas dire librement ce que je veux pour ne pas le gêner, par amitié pour lui. Le livre a été publié en 1989, mais il était écrit bien avant 1988. Et c’était surtout l’aspect politique que j’avais envie de développer. Malheureusement, dans les poèmes engagés, il n’y a pas d’ésotérisme : quand on dénonce ou décrit une société, on est obligé d’aller tout de go. Bien sûr, je ne voulais pas créer des ennuis à Aït-Menguellet.
M. Z.-K.
Texte paru dans l’hebdomadaire L’ÉVÉNEMENT, semaine du 26 décembre 1993 au 1er janvier 1994.